Depuis les attaques du 7 octobre 2023, la politique sécuritaire et militaire d’Israël a connu une inflexion marquée vers une stratégie d’expansion territoriale, de contrôle autoritaire et d’affrontement régional. Le printemps 2025 confirme cette évolution à travers trois dynamiques convergentes : l’intensification du conflit à Gaza, la centralisation de l’aide humanitaire autour d’un acteur controversé, et l’ouverture d’un front diplomatique et militaire au Liban. Ces trois axes révèlent une vision géopolitique israélienne orientée non plus vers la gestion de menaces ponctuelles, mais vers une transformation durable de son environnement régional, au risque de provoquer une instabilité prolongée.
À Gaza, une opération militaire devenue entreprise de conquêteL’offensive israélienne dans la bande de Gaza, lancée en octobre 2023, a basculé depuis mai 2025 dans une nouvelle phase avec l’opération
Gideon’s Chariots. Présentée comme une offensive destinée à vaincre définitivement le Hamas et à libérer les otages restants, elle révèle en réalité une transformation structurelle des objectifs de guerre israéliens.
Le gouvernement israélien, influencé par ses composantes d’extrême droite, poursuit désormais un objectif idéologique : l’annexion de facto de larges portions du territoire de Gaza, la destruction systématique des infrastructures civiles et militaires, et la mise en place d’un contrôle israélien prolongé. Cette destruction systématique vient du fait que les combattants du Hamas prennent des lieux publics comme les hôpitaux ou les écoles. Cette stratégie, bien au-delà de la simple neutralisation de menaces terroristes, reflète une volonté de reconfiguration territoriale durable, visant à redessiner la carte du Proche-Orient.
L’armée israélienne contrôle déjà près de 40 % de la bande de Gaza et entend porter cette emprise à 70 % d’ici l’été. Des zones entières sont vidées de leur population, les tunnels détruits, les bâtiments rasés. Dans ce cadre, le discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu sur une « sécurité israélienne éternelle » à Gaza, conjugué aux propos de ministres comme Bezalel Smotrich appelant à la réinstallation juive dans l’enclave et à l’émigration palestinienne, évoque une stratégie d’occupation déguisée.
[1] L’aide humanitaire comme outil de contrôle : la Fondation humanitaire de GazaParallèlement à cette offensive militaire, Israël a mis en place une stratégie de contrôle de l’aide humanitaire en excluant les agences onusiennes du processus, au profit d’un acteur privé, la Fondation humanitaire de Gaza (GHF). Cette organisation, officiellement soutenue par les États-Unis mais conçue par des acteurs israéliens selon des enquêtes du
New York Times et de
Ha’Aretz, vise à délégitimer les circuits humanitaires traditionnels et à conditionner l’accès à l’aide à une architecture sécuritaire israélienne.
Les distributions de la GHF ont provoqué plusieurs drames humains, avec des dizaines de morts civils aux abords de ses centres de distribution. Tandis qu’Israël évoque des « tirs de sommation », la GHF nie toute responsabilité. La fondation a temporairement fermé ses centres début juin sans donner de calendrier de réouverture, illustrant le caractère instable et chaotique de cette gestion unilatérale de l’aide, fortement critiquée par l’ONU.
Ce modèle de gestion humanitaire témoigne d’un tournant dans l’approche israélienne : il ne s’agit plus uniquement d’isoler le Hamas, mais de reprendre le contrôle de l’ensemble de la société civile gazaouie, en redéfinissant qui peut vivre, circuler et survivre à Gaza — sur des bases définies par Israël seul.
[2] Le Liban, cible parallèle dans une stratégie régionale de dissuasionLe 5 juin 2025, Israël a lancé des frappes massives sur la banlieue sud de Beyrouth, bastion historique du Hezbollah. Ces attaques, les plus violentes depuis la trêve de novembre 2024, ne visaient pas seulement des cibles militaires, mais s’adressaient à plusieurs acteurs : le Hezbollah, le nouveau gouvernement libanais, et indirectement l’Iran.
Le message est clair : Israël ne tolérera pas la reconstitution d’un front chiite à ses frontières nord dans un contexte où Téhéran tente de renforcer son influence régionale au moment même où les négociations nucléaires avec les États-Unis stagnent. En ce sens, les frappes sur Beyrouth apparaissent aussi comme un outil diplomatique indirect au service de Washington, voire un levier de pression dans la diplomatie nucléaire.
Le nouveau président libanais Joseph Aoun, élu avec l’appui occidental, tente de maintenir un fragile équilibre entre la volonté internationale de désarmer le Hezbollah et la nécessité d’éviter une guerre civile. Mais la fermeté d’Israël et les pressions internationales croissantes laissent peu de marge au pouvoir libanais. La population, déjà éprouvée par une guerre précédente, redoute une reprise des hostilités à grande échelle.
[3] Une vision géopolitique fondée sur la force et la duréeCes trois dynamiques — expansion militaire à Gaza, reconfiguration de l’aide humanitaire, offensive au Liban — traduisent une évolution profonde de la doctrine israélienne. Il ne s’agit plus de sécurité défensive, mais de reconstruction régionale selon des lignes idéologiques, nourrie par la droite radicale israélienne et facilitée par une situation internationale permissive.
L’absence de plan clair pour l’« après-guerre », le refus d’un gouvernement palestinien de substitution à Gaza, l’encouragement à l’émigration, la marginalisation des institutions multilatérales et l’usage de la guerre comme outil de survie politique interne pour Benjamin Netanyahu, révèlent une dérive vers un modèle de guerre perpétuelle, où l’expansion territoriale se fait au prix de crises humanitaires, de pertes civiles massives et d’isolement diplomatique croissant.
Une stratégie à double tranchantÀ court terme, cette stratégie peut offrir à Israël des gains tactiques : affaiblissement du Hamas, pression accrue sur l’Iran, dissuasion au Liban. Mais à long terme, elle expose le pays à des coûts exorbitants : guérilla urbaine, fatigue militaire, désaveu international, et polarisation interne. Surtout, elle compromet toute perspective de paix durable, en substituant l’occupation à la diplomatie et la force à la légitimité.
Tant que cette dynamique ne sera pas infléchie par une initiative politique majeure — interne ou extérieure —, le Proche-Orient restera piégé dans un cycle de guerre et de reconfigurations territoriales brutales, au détriment de la sécurité régionale et du droit international.
[1] Israel’s Dangerous Escalation in Gaza, Assaf ORION, Foreign Affairs Magazine, le 3 juin
[2] Qu’est-ce que la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), chargée de l’aide dans l’enclave palestinienne ?, Courrier international, le 6 juin 2025
[3] Des raids israéliens sous forme de message à l’Iran et au nouveau pouvoir à Beyrouth, Courrier international, le 6 juin