Par Nicolas Moinet, Professeur des universités à l’IAE de Poitiers et enseignant à l’ILERI au sein du Master 2 Intelligence Stratégique Internationale []
N.B. : Pour une lecture complète de cet article, consulter les documents associés.
Née officiellement en France il y a un peu plus de 25 ans grâce à la publication d’un rapport du Commissariat Général au Plan dit rapport Martre [], l’intelligence économique est longtemps restée une notion floue aux contours incertains. Sa pratique s’est lentement mais sûrement diffusée dans les entreprises et institutions publiques (État, Régions, Pôles de compétitivité, CCI, MEDEF,…) et il existe désormais une communauté professionnelle de spécialistes bien formés et organisés (Synfie []). Néanmoins, la stabilisation du concept n’est pas encore tout à fait assurée, et il est essentiel de bien comprendre de quoi l’intelligence économique (IE) est le nom.
Commençons par un peu d’histoire pour comprendre la genèse de ce qui est devenu l’une des clés de la compétitivité des entreprises mais, au-delà, un levier de puissance des États qui savent s’en donner les moyens. Vous l’aurez compris : le terme d’Intelligence se réfère directement à la culture anglo-saxonne du renseignement (Secret Intelligence Service [], Central Intelligence Agency [],…). Mais là aussi, il convient de bien savoir de quoi on parle et de comprendre que la naissance de l’IE « à la française » est le fruit d’une transposition d’une sphère anglo-américaine où l’information est un levier de développement dans un esprit de conquête et de puissance à un pays – la France – où les élites du début des années 90 méprisent le monde du renseignement (La France doit dire Non, chapitre 6 []) et ignorent la guerre secrète qui sévit depuis longtemps dans l’économie []. Le terme d’intelligence économique va donc être choisi par le groupe de travail du Commissariat Général au Plan. Intelligence doit être comprise ici dans son sens originel, à savoir lire entre les lignes (en latin inter-legere), comprendre (le dessous des cartes) en recueillant et en assemblant (en grec lego) mais aussi surprendre (l’intelligence rusée de la déesse Métis) []. Un sens gardé par les anglo-saxons qui parlent depuis longtemps d’Intelligence Service et, dans le domaine économique, de Business ou de Competitive Intelligence. L’IE est donc bien une culture du renseignement dans le sens où il s’agit de fournir aux décideurs des connaissances opérationnelles à haute valeur ajoutée. Mais elle ne se confond pas avec l’espionnage qui appelle des méthodes illégales de recueil d’informations. Mais dans les faits, ce ne sera pas toujours aussi simple…
En ce début des années 90, les accords du GATT, qui deviendra OMC, entérinent une nouvelle phase de la mondialisation dans une période post guerre froide où les États-Unis deviennent une hyperpuissance, certes chatouillée par le Japon dans l’industrie, mais globalement sans véritable ennemi. La Chine n’est encore qu’un potentiel et l’Union Européenne se développe comme marché certes, mais certainement pas comme puissance. De toute façon, l’OTAN et les lobbyistes américains à Bruxelles veillent et les égoïsmes nationaux font le reste. Car ne nous leurrons pas : le traité de Maastricht est l’arbre qui cache la forêt d’une puissance allemande qui renaît de ses cendres. Alors, dans ce qui reste de la volonté de puissance de la politique du Général de Gaulle – le commissariat Général du Plan – se réunit pendant une année un groupe de travail hétéroclite composé de responsables d’entreprises, de syndicalistes, de fonctionnaires, d’anciens du renseignement et d’experts pour réfléchir à une politique nationale d’Intelligence économique qui permette à la France de conserver une certaine souveraineté économique dans une mondialisation sans pitié pour les faibles. La dynamique est lancée qui connaîtra ses succès et ses échecs et une relance en 2003, grâce au rapport du député Bernard Carayon [] et à la nomination d’Alain Juillet comme Haut Responsable à l’Intelligence Économique auprès du Premier Ministre.
25 ans après, nous pouvons définir l’intelligence économique comme une dynamique collective qui vise à gagner en agilité par un usage stratégique de l’information. Ses mots-clés sont : renseignement ouvert (souvent appelée veille), sécurité économique et influence. Pour donner de la fluidité à l’ensemble, le management de la connaissance est essentiel. Il s’agit donc d’un sport d’équipe qui consiste à marquer des points en faisant circuler le ballon – pardon, l’information – dans un jeu d’attaque-défense où la force et la ruse sont tout aussi importantes. Autrement dit, personne ne fait seul de l’intelligence économique et surtout pas sans le savoir. Au cœur de cette dynamique se trouve dès lors la notion de réseau. Ce passage du rapport Martre la met bien en exergue : « L’intelligence d’un système vient de la capacité de ses éléments à se comprendre entre eux pour construire une stratégie cohérente. Plus les connexions sont nombreuses, variées, spontanées, plus le système est réactif et capable d’inventer des conduites adaptées à un environnement inattendu et complexe. Dans un monde de plus en plus turbulent, l’entreprise gagne en efficience globale et en réactivité stratégique si elle fonctionne sur le modèle du réseau : redondances pour assurer la sécurité des approvisionnements, circuits d’informations diversifiés, initiatives locales encouragées, multiplication des canaux de communication avec la clientèle, ouvertures sur l’extérieur, acceptation d’autres cultures » (Genelot cité par Martre, 1994, p 68). Pour illustrer cette philosophie d’organisation et d’action, le rapport Martre s’appuie alors sur les travaux de Christian Harbulot publiés dans son ouvrage La machine de guerre économique [] concernant les systèmes nationaux d’intelligence économique. De ce point de vue, l’analyse comparée des systèmes d’intelligence économique français et allemand est particulièrement éloquente en termes de maillages informationnels [].
Au niveau des organisations, l’intelligence économique consiste à jouer aux intersections de trois domaines : la veille, la sécurité économique et l’influence. Nous détaillerons chacun de ses domaines dans les billets suivants. Retenons pour l’instant que toute la valeur ajoutée de l’IE est de les articuler, les mettre en cohérence, la valeur d’une chaîne se mesurant à l’aune de son maillon le plus faible. A quoi bon surveiller son environnement ou protéger ses informations si l’on subit les stratégies d’influence d’un concurrent ? Au cœur de notre réacteur se trouve donc la communication [] et le management de l’intelligence collective []. Ces trois domaines peuvent être replacés sur un schéma suivant deux axes : Défensif – Offensif, Détection des menaces – Exploitation des opportunités.
Bien entendu, ne développer qu’un de ces domaines ou en surinvestir un au détriment des autres ne peut permettre d’obtenir du système qu’il soit intelligent. L’harmonie est un facteur clé de l’agilité. Un émission du « Dessous des cartes » présenté par Jean-Christophe Victor et consacré à l’IE [] se conclut d’ailleurs ainsi : « La nouveauté de l’intelligence économique est de mobiliser de façon volontaire, simultanée et coordonnée toutes les ressources d’un pays… Et c’est la convergence des données, des décisions et des actions qui permet le management fonctionnel de l’information. » Voilà qui est bien résumé.
Toujours en mouvement grâce à l’émulation de ses quatre familles ou courants [], l’intelligence économique va donner naissance à des notions connexes : intelligence stratégique, intelligence sociale, intelligence humanitaire, intelligence sportive… Faut-il s’en offusquer ? Bien au contraire. Le foisonnement intellectuel et le développement de pratiques à géométrie variable démontrent toute la puissance du concept. Mais un concept difficile voire impossible à assimiler lorsque l’on a été biberonné au cartésianisme et au positivisme mais beaucoup plus facile à appréhender lorsque l’on est adepte de la pensée systémique d’Edgar Morin. C’est pourquoi l’intelligence économique est apparu rapidement comme une véritable révolution culturelle devant laquelle se sont dressées des forces rapidement balayées par le vent de l’histoire. Et une fois n’est pas coutume, la dynamique française va même irriguer conceptuellement le monde anglo-saxon.